Presse
Région Morges, les tensions d’une agglomération qui pousse

Il suffit de parcourir l’Arc lémanique à vélo pour prendre la mesure du dynamisme de la région. Un développement qui a déjà profondément modifié le paysage et qu’il est nécessaire de penser dans sa globalité pour répondre aux besoins futurs

#LeTempsAVélo – Julien Pralong (Heidi.news)

Durant six semaines, plusieurs équipes de journalistes du Temps et d’Heidi.news se relaient pour parcourir la Suisse à vélo et raconter ses transformations.

Comme promis, Pierre-Alain Mercier est là, sur son vélo, devant la salle polyvalente de Tolochenaz (VD). L’ancien élu de la commune – de 1978 à 1999, dont les dix dernières années en tant que syndic – et député du Grand Conseil vaudois (1998-2012) est, à 73 ans, la mémoire de «Tolo».

Une heure durant, il nous guide sur les routes, marque des pauses, explique, raconte. Comme un rite initiatique, entre cette place Audrey-Hepburn qui n’aurait pas été du goût de l’actrice car «Audrey n’aurait pas voulu qu’on lui donne son nom», l’entrée du très select internat «où Roger Moore venait chercher sa fille», cette immense parcelle qui appartenait à un riche armateur français «dont le petit-fils est chanteur» et les cachets qu’encaissait le célèbre pianiste Ignace Paderewski pour ses tournées aux Etats-Unis «qui atteignaient le million de dollars».

Mais la balade passe aussi, et surtout, au cœur de la zone industrielle et de certaines zones villas qui, à force de pousser au fil des décennies, ont fini par faire se rejoindre Tolochenaz et Morges. Un étalement que Pierre-Alain Mercier illustre en chiffres. «Quand je suis arrivé, il y a pile cinquante ans, j’étais le 535e habitant de Tolo.» Aujourd’hui, quelque 1800 personnes habitent la commune. Deux projets d’envergure, «Sud Village» et «En Cornachon», auraient fait passer Tolo à près de 4500 âmes. Mais la population les a rejetés en 2018, de manière rocambolesque puisqu’il avait d’abord fallu que le Tribunal fédéral invalide une première votation à l’issue favorable (pour 7 voix). C’était la guerre au village.

 

 

Croissance démographique

Le cas tolochinois est symptomatique d’une agglomération morgienne en expansion continue et devenue un des nœuds stratégiques du canton. D’ailleurs reconnu comme tel par la Confédération. Entre densification urbaine et volonté de préserver une vie de village, les cœurs balancent. Ainsi a vu le jour, en 2008, Région Morges, qui regroupe aujourd’hui 10 communes. Jeudi 2 septembre à Lonay, l’association s’est présentée aux nouveaux élus municipaux de la zone, dont la magistrature a débuté en juillet dernier. Son président, le syndic d’Echandens, Jerome De Benedictis, a accueilli l’assemblée d’une trentaine de personnes en rappelant l’ambition: «Nous n’avons pas créé Région Morges pour densifier mais pour gérer la densification et l’étalement urbain qui étaient déjà en marche.» Pas question de changer le sens de l’histoire, mais plutôt de s’y adapter intelligemment.

La vocation de l’association est de piloter, en collaboration avec le canton et en coordination avec le Projet d’agglomération Lausanne-Morges (PALM), les transformations de la zone. Dans le but de définir une politique cohérente et commune en matière d’urbanisme, de mobilité, de durabilité, de protection de l’environnement, d’infrastructures et de développement économique. Un développement économique marqué, depuis le début des années 2000, par l’installation de sièges de plusieurs multinationales, souvent de grands bâtiments, qui ont beaucoup marqué le paysage.

L’équation consiste à maîtriser la croissance, sans laisser le mouvement s’emballer mais en se gardant bien de lui nuire. Morges a par exemple «pour volonté de conserver un équilibre entre nombre d’emplois et nombre d’habitants», dit Pascal Rocha Da Silva, délégué de la ville à la promotion économique. «A l’heure actuelle, le ratio est d’environ un emploi pour deux habitants, soit environ 16 000 personnes et 8000 emplois», énumère-t-il.

Sur l’ensemble des 10 communes membres de Région Morges, l’urbaniste et directrice de l’association, Charlotte Baurin, articule le chiffre de 25 000 emplois in situ, en croissance. Des travailleurs qu’il s’agit de loger. De l’an 2000 à aujourd’hui, la population de l’agglomération a grosso modo augmenté de 25%, passant de 32 000 à environ 40 000 personnes. Une croissance démographique un temps absorbée par l’étalement urbain, plus toléré aujourd’hui. Pour freiner ce dernier, il ne reste alors plus que la densification, tant des zones d’habitations qu’industrielles.

 

Et en 2044 ?

«Mais les gens qui vivent dans les communes alentour s’y sont installés pour vivre dans une ambiance de village», reconnaît Charlotte Baurin. L’enjeu principal pour les pouvoirs publics est bien de convaincre une population qui désire bénéficier de la prospérité de la région sans souffrir des inconvénients. «Un peu à l’image des éoliennes, que tout le monde trouve très bien mais dont personne ne veut à côté de son jardin», résume un employé communal.

Pour Région Morges et plusieurs élus, penser collectivement et réaliser les projets est un impératif à court terme. La nouvelle loi sur l’aménagement du territoire (LAT), entrée en vigueur en 2014, est plutôt permissive, notent plusieurs interlocuteurs. Sans consensus rapide, le risque pour l’agglomération est de devenir spectatrice d’un développement «anarchique», selon le mot de Charlotte Baurin. C’est-à-dire sans aucune concertation entre les promoteurs, les collectivités et la population. «Quand vous rasez une villa et bâtissez sur zone un petit immeuble, vous pouvez faire passer d’un à trois le nombre de foyers sur une parcelle, détaille la directrice de Région Morges. Si ce n’est pas géré en amont, cela peut vite causer des problèmes de trafic, d’espaces publics, mais aussi de biodiversité et d’écologie.»

Ce sont, entre autres, ces mêmes problèmes de trafic qui avait nourri l’opposition aux deux projets à Tolochenaz de Pierre-Alain Mercier, soucieux de préserver le «statut privilégié» de la commune, qui «n’est pas en dèche» parce qu’elle a «de bons contribuables». La tension est là, entre un pôle urbain et économique qui pousse et des villages qui veulent le rester, dans ce qui ressemble pourtant à un combat déjà perdu. «Notre périmètre va se densifier, il a déjà commencé à se densifier», a lancé le président de Région Morges Jerome De Benedictis aux élus des communes de l’association. Le syndic d’Echandens dit vrai. L’Arc lémanique n’est plus en 2021 ce qu’il était en 1998, année de la naissance du Temps. Reste cette question: à quoi ressemblera-t-il en 2044?